Une longue histoire

À l’apogée du pouvoir du colonialisme

On sait que l’Indochine, officiellement soumise, officiellement pacifiée, bien avant 1914, n’a jamais réellement accepté la domination française. Les mouvements de protestation, sous des formes extrêmement variées, n’ont jamais cessé, en particulier au Vietnam.

L’après Première Guerre mondiale connaît un premier pic, avec la publication, en 1925, d’un pamphlet signé d’un certain Nguyen Ai Quoc, le futur Ho Chi Minh, Le procès de la colonisation française[1], puis la révolte de Yen Bai, en février 1930, enfin l’insurrection paysanne dite Soviets du Nghe Tinh, en 1931.

La répression coloniale s’abat. Plusieurs condamnations à mort sont prononcées, dont celle du leader nationaliste Nguyen Thai Hoc.

Le 9 mars 1933, pour répondre à cette répression, divers intellectuels fondent un Comité d’amnistie et de défense des Indochinois. Romain Rolland en est alors la grande voix. On y trouve des communistes et des communisants (Henri Barbusse, Francis Jourdain, Paul Langevin) des socialistes (Marius Moutet), des pacifistes (Victor Margueritte), des vieux militants anticolonialistes (Félicien Challaye) ou, tout simplement, des témoins directs de certaines pratiques révoltantes, comme Louis Roubaud, auteur d’un livre prémonitoire, Viet Nam, la tragédie indo-chinoise[2], ou Andrée Viollis, qui publiera peu après un témoignage appelé à un énorme retentissement, Indochine SOS[3]. « La France de M. Daladier est, paraît-il, la dernière tranchée de la liberté, ironise alors Romain Rolland (…). Demandons-le à l’Indochine ! Demandons-le aux 30.000 Annamites qui se meurent dans les prisons ou dans les bagnes de Poulo Condor et de la Guyane ! Demandons-le aux fusillés, à ceux qu’attend la guillotine ! Demandons-le à tous ces peuples exploités et opprimés ! »[4]. Ce Comité continuera à s’exprimer tout au long des années 30.

Le thème principal de la protestation, la demande immédiate, c’est l’obtention de l’amnistie pour tous les prisonniers politiques[5]. C’est, par exemple, l’exigence que va porter jusqu’en Indochine une délégation du Comité et du Secours Rouge International dirigée par Gabriel Péri et Jean Chaintron (18 février au 18 mars 1934).

Les conquêtes du Front populaire, en ce domaine au moins, amèneront quelques améliorations au sort des Indochinois.

Durant la guerre française d’Indochine

En 1945-1946, la France, en matière coloniale, est à la croisée des chemins. S’orientera-t-elle vers une solution ménageant l’avenir, permettant une émancipation progressive des pays colonisés, ou reprendra-t-elle sa politique de domination impériale ?

Or, la France de l’immédiat après-guerre est restée assez profondément conservatrice en matière coloniale. A l’exception de quelques esprits lucides, les politiques, les intellectuels, sont incapables de comprendre – et certains même d’imaginer – la décolonisation qui commence.

Si, en Afrique noire, la réponse peut encore être différée, si, en Algérie, la répression peut faire un instant croire aux plus aveugles des conservateurs que les problèmes sont réglés, en Indochine, la France coloniale a affaire à un mouvement constitué, à un gouvernement en place dès la fin de la guerre. Le 2 septembre 1945, un petit homme frêle, alors inconnu, Ho Chi Minh, a proclamé l’indépendance du Vietnam.

Un temps, la conciliation peut sembler l’emporter. Les accords du 6 mars 1946, puis le voyage officiel en France, durant l’été, du président Ho Chi Minh et de Pham Van Dong, semblent pouvoir dégager la voie vers une solution négociée. On sait ce qu’il en sera.

C’est cet été 1946 que choisissent des Français pour fonder une Association France-Vietnam. Première constatation : les démocrates français parlent désormais de Vietnam, mot alors peu usité en métropole, et non plus d’Indochine. Signe de la compréhension d’un phénomène majeur : le cadre colonial est déjà obsolète, les espaces nationaux reprennent tout naturellement leur place.

C’est un triumvirat de haute qualité, Justin Godart, Andrée Viollis et Francis Jourdain, tous engagés avant guerre déjà aux côtés des peuples d’Indochine, qui préside aux destinées de la nouvelle Association.

Justin Godart en est le président. Ce n’est pas une surprise. Il en a la compétence, fort de sa connaissance du pays et de l’exceptionnelle aura dont il bénéficie, suite à son voyage en Indochine en 1937 comme délégué du Front populaire. Il fait par ailleurs l’unanimité. Il est bien vu des communistes, en ces temps où le PCF domine la vie politique française, mais il n’est pas un compagnon de route quelque peu soumis, comme l’époque en comptera tant. Les communistes ou communisants y amènent cependant les gros bataillons : Andrée Viollis, Francis Jourdain, déjà cités, Benoît Frachon, Paul Langevin, Pablo Picasso, Paul Eluard, Frédéric Joliot-Curie, Eugènie Cotton, Henri Wallon… Mais le pluralisme y est réel. Le Comité de parrainage compte dans ses rangs Emmanuel Mounier, directeur d’Esprit, le député socialiste (mais franc-tireur) Paul Rivet, l’ancien gouverneur général de l’Algérie Maurice Viollette, Georges Auric, Claude Aveline, Albert Bayet, le Pr Robert Debré, Stanislas Fumet, François Mauriac, Francis Perrin, Maurice Schumann etc.

Si l’on analyse les textes de cette période, on constate d’emblée un changement qualitatif majeur : on est passé de la défense de victimes du colonialisme à l’exigence de l’amitié avec un pays libre, cette liberté jugée compatible avec l’appartenance à l’Union française (ce que disent d’ailleurs les dirigeants de la RDV à la même époque). Dans une brochure de début 1947, Justin Godart affirme par exemple le bien-fondé des « droits à l’indépendance d’un peuple dont la conscience nationale pleinement éveillée ne saurait plus être étouffée »[6].

Mais les illusions d’une solution négociée s’éloignent en novembre-décembre 1946. L’Association France-Vietnam ne varie pourtant pas. En janvier 1947, le Bulletin titre : « Non ! La guerre n’est ni nécessaire, ni inévitable »[7]. A ce moment, pourtant, le monde est bel et bien déjà entré dans le grand affrontement Est / Ouest que l’on appellera Guerre froide. Or, Ho Chi Minh et ses camarades étaient communistes, et la IV è République naissante avait choisi sans hésitation le camp occidental… De sorte que l’on peut affirmer que la guerre d’Indochine ne fut pas, dès l’origine, seulement un conflit de vieux type colonial, mais un enfant – certes, non reconnu immédiatement – de la guerre froide.

Jusqu’aux années 1950, l’Association va mener de durs combats. Elle essaie de faire entendre la voix de la raison : « La guerre au Vietnam coûte à la France cent millions par jour » titre son Bulletin en juin 1947. Elle renchérit en mars 1948 : « La sale guerre doit cesser. Chaque jour de nouvelles victimes ». Mais la répression est forte. Finalement, l’Association est dissoute par décret en 1950.

La période qui suit est marquée par une assez grande dispersion. Mais la dominante est l’hégémonie du PCF sur le mouvement anti-guerre. On doit également signaler l’activité des chrétiens de gauche, plus ou moins dans la mouvance Témoignage Chrétien.

La grande affaire qui mobilise alors l’opinion est l’incarcération du quartier-maître Henri Martin, qui durera de mars 1950 à août 1953. Des comités Henri Martin se créent un peu partout en France. De son côté, le Secours populaire organise des actions.

Enfin, dans les derniers temps de la phase française de la guerre est créé un Comité national d’étude et d’action pour le règlement pacifique de la guerre du Vietnam (décembre 1952). Sa date de fondation n’est pas sans intérêt : un an après la fin de l’ère de Lattre, le Corps expéditionnaire français piétine de plus en plus. A la guerre populaire de Giap, les Pleven, Laniel, Bidault ne peuvent opposer qu’une guerre impopulaire. Des voix nouvelles s’élèvent pour exiger la négociation avec l’adversaire. Au delà des rangs habituels des opposants – les communistes, la troisième gauche, les intellectuels anticonformistes – on note dans cette organisation de 1952 la présence d’hommes politiques de courants nouveaux (les dirigeants des Jeunesses socialistes, des mendésistes, des députés MRP). Un an plus tard, en novembre 1953, a lieu une Conférence nationale qui réunit : Hervé Bazin, Charles Bettelheim, Mariel Brunhes-Delamarre, le RP Chenu, Jean Chesneaux, Jean-Marie Domenach, René Dumont, Georges Friedman, Justin Godart, Daniel Guérin, Raymonde Dien, Georges Gurvitch, Charles Hernu, Vladimir Jankelevitch, Michel Leiris, Paul Lévy, Gilles Martinet, Pierre Naville, Paul Rivet, Alfred Sauvy, Charles Vildrac, le Pasteur Maurice Voge…[8]

Ce Comité continuera son action jusqu’à la paix de Genève.

Durant la guerre américaine du Vietnam

Le cessez-le-feu obtenu à Genève, la France s’était très vite  désintéressée de l’Indochine. C’est une réalité oubliée aujourd’hui : on parle très peu du Vietnam entre 1954 et 1961-1962. En France, toute l’attention est accaparée par un nouveau conflit, l’Algérie. Dans le monde, les relations internationales sont marquées par les événements de Budapest, le premier Spoutnik, la question du mur de Berlin, la crise des missiles à Cuba…

Au Vietnam même, l’intervention américaine, pourtant réelle, n’est pas spectaculaire…  Sur le terrain, au sud, Diem semble contrôler la situation. Ce n’est que fin 1960 qu’est fondé le Front de Libération Nationale.

C’est ce moment de creux que, début 1961, un tout petit groupe choisit pour fonder une Association ayant pour fonction de faire connaître le Vietnam, pour ressort de le faire aimer. Son nom dit tout : Association d’Amitié franco-vietnamienne. Presque un demi-siècle plus tard, elle est toujours là. Il y a, dans les tout premiers temps, Alice et Jacques Kahn, Elie Mignot et Charles Fourniau. En fait, c’est quelques mois plus tôt, au cours de l’été 1960, que Fourniau effectue son premier voyage au Vietnam, en compagnie de l’historien Jean Chesneaux. Il en reviendra transporté d’admiration pour ce peuple si attachant et d’espoir en l’expérience originale alors entreprise au nord du 17 è parallèle.

L’Assemblée générale constitutive de l’AAFV a lieu le 31 mai 1961.

Résumer plus de 40 années (et quelles années pour le Vietnam !) d’activités serait aventureux. Mais sans doute sera-t-il utile de dégager certains grands traits.

De la même façon, des hommes d’affaires, des représentants de Chambres de commerce, nombreux, vinrent assister aux innombrables tables rondes sur la coopération, des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay furent à l’aise pour évoquer la francophonie, etc.

Charles Fourniau

Quelle était la plate-forme commune de ces personnalités si diverses ? Avec le recul, la relecture de la toute première déclaration officielle, le 31 mai 1961, est éclairante : « L’AAFV se propose, dans l’intérêt même de notre pays : 1. de faire mieux connaître en France le Vietnam, sa civilisation traditionnelle et ses réalisations contemporaines ; 2. de travailler de façon permanente à la défense, au maintien et au renforcement des relations amicales entre les peuples français et vietnamien, sur les plans culturel, scientifique, économique et social, de favoriser les contacts entre les deux peuples ; 3. d’agir auprès des autorités françaises pour que celles-ci prennent, sur la base des accords de Genève, dont la France est co-signataire, les initiatives nécessaires à la consolidation de la paix dans cette partie du monde et de soutenir les aspirations du peuple vietnamien à la réunification pacifique de son pays ; 4. tant que se prolongera la division du Vietnam, d’agir pour faire disparaître toute discrimination entre les deux Etats, notamment par l’établissement de relations diplomatiques sur un pied de réciprocité entre la France et la RDV »[9].

L’AAFV n’a pas fait de l’agitation, de la propagande, au sens immédiatement utilitaire du terme. Elle a, toujours basé sa dénonciation de la politique américaine et saïgonnaise sur une documentation remarquable, sur une fine connaissance des faits.

Qui voudra travailler sur le Vietnam du XX è siècle et du début du siècle présent devra utiliser, certes parmi mille autres sources, la richesse bibliographique de l’AAFV : son Bulletin, dont plus d’une centaine de numéros sont parus (49 années, à raison de 4 bulletins par an), les livres qu’elle a  édités ou contribué à faire éditer, dont certains ont acquis une haute réputation : La question du Sud Vietnam, 1962[10] ; Chronologie des faits et documents relatifs à l’agression américaine au Vietnam, 1967[11] ; Le chant du riz pilé, 1974[12] ; Objectif Coopération, 1985[13] ; Vietnam, l’Histoire, la Terre, les Hommes, 1989[14] ; La France et le Vietnam dans l’espace francophone, 1997[15] ; L’agriculture et la paysannerie vietnamiennes, 2000[16] ; Ombres et lumières sur le Vietnam actuel, 2003[17] ; L’Agent orange au Vietnam, 2005[18], livres auxquels il faut ajouter encore les brochures et plaquettes.

Le caractère novateur, éclairant, de certaines analyses n’est pas tellement étonnant. L’AAFV a été la première à comprendre certains traits forts de la réalité vietnamienne. Non par on ne sait quelle nature intrinsèque. Mais parce qu’elle réunissait en son sein (presque) tous ceux qui réfléchissaient sur le Vietnam en France.

L’AAFV a été la première à alerter l’opinion sur la reprise de la guerre, dès le début des années 60. De la même façon, l’AAFV a été la première à dénoncer les épandages chimiques, dès le milieu de cette même décennie. Dès juillet 1963, dans son Bulletin intérieur n°4, elle donne la parole à diverses personnalités scientifiques. Puis l’AAFV met sur pied, en 1966, un Cercle d’étude sur la guerre chimique au Vietnam, dont les travaux débouchent sur l’organisation d’un Colloque (novembre) et la publication, cette même année d’un Cahier spécial, intitulé La guerre chimique au Vietnam, premier ouvrage français de ce type. Si les mots Agent orange ne figurent pas encore, la dénonciation de la guerre chimique est bien là !

Après 1975, l’AAFV a été l’une des seules à affirmer que le Vietnam était désormais une grande puissance régionale. Et même avant : son Comité national, le 16 mars 1974, émet cette thèse : « Dans quelques décennies, le Vietnam sera une puissance majeure, réunifiée, de plus de 60 millions d’habitants, et qui jouera un rôle considérable, notamment dans les Sud-Est asiatique »[19].

Analyse prémonitoire, avec cette seule restriction : ce n’est pas quelques décennies plus tard que le Vietnam se libère et se réunifie, mais deux années. Avec la paix enfin revenue, puis la réunification,  mais surtout à partir de 1986, avec la mise en place du Doi Moi, le Vietnam prend progressivement place parmi les grands pays de la région.

Cette notion de Vietnam, grande puissance régionale, si dure à imposer, a un corrélat : plus encore que pendant la guerre, ce n’est pas à une politique d’aide que la France doit avoir recours, mais à une politique de coopération mutuellement avantageuse. Diverses raisons amènent à penser que la France, disposant au Vietnam d’atouts qu’elle n’avait nulle part ailleurs en Asie, pouvait nouer avec ce pays des rapports d’une qualité particulière. Le grand combat de l’AAFV, des lendemains de guerre à aujourd’hui, est d’imposer cette idée. Elle fait alors un vrai travail de lobbying (ce qui n’a rien de péjoratif). Dès l’été 1975, elle prend l’initiative d’un Appel à l’opinion française, à l’écho très large. Parmi les signataires : Jacques Berque, Georges Duby, Alfred Kastler, Francis Perrin, Bernard Clavel, Guillevic, Michel Leiris, Edouard Pignon, René Dumont, Albert Soboul, Simone de Beauvoir…[20]

Mais, surtout, elle multiplie les rencontres avec les acteurs politiques et économiques français et vietnamiens, toujours dans l’optique définie supra.

Conclusion

Il y a, incontestablement, une qualité particulière des liens d’amitié entre les peuples vietnamien et français. Alors que les multiples agressions venues d’Occident auraient pu, auraient même en toute logique dû, dresser l’un contre l’autre ces peuples, c’est le contraire qui s’est produit.

On le doit à la conjonction de deux pédagogies internationalistes, l’une du côté vietnamien, où Ho Chi Minh, par exemple, a toujours expliqué que le peuple français était son ami (il tint le même raisonnement plus tard avec le peuple américain), l’autre du côté français, où les militants du Comité d’amnistie et de défense des Indochinois, dans les années 30, ceux de l’Association France-Vietnam, dans les années 40-50, ceux de l’AAFV, depuis les années 60, ont porté la vraie voix de notre pays.

Alain Ruscio

[1] Paris, Librairie du Travail, 1925 ; rééd. Le Temps des Cerises, Introduction et présentation par Alain Ruscio, Paris, 1999

[2] Paris, Librairie de Valois, 1931

[3] Paris, Gallimard, 1935

[4] L’Humanité, 22 septembre 1933

[5] Voir par exemple l’Appel : « Trop de sang et de larmes ont déjà coulé sur la terre d’Indochine », L’Humanité,  5 décembre 1933

[6] Préface à Ho Chi Minh, Pour la paix avec le Vietnam dans le cadre de l’Union française, Ed. Association France- Vietnam, Paris, 1947.

[7] Janvier 1947.

[8] D’après le Bulletin, n° 2, décembre 1953

[9] Bulletin intérieur, n° 1, juin 1961

[10] O.c.

[11] Publication AAFV, Coll. Connaissance du Vietnam

[12] Ed. Français Réunis

[13] Ed. L’Harmattan

[14] Ed. L’Harmattan

[15] Ed. L’Harmattan

[16] Ed. L’Harmattan

[17] Ed. Les Indes Savantes

[18] Ed. Tirésias

[19] Bulletin d’Information et de Documentation, n° 10, avril 1974

[20] La liste occupe trois n° de suite du Bulletin : 15, octobre 1975 ; 16, décembre 1975 et 17, mars 1976

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *