Le bilan des mobilisations contre l’Agent orange

Cette communication a pour but de présenter un tour d’horizon historique et international des mobilisations contre l’Agent orange. Car dans de nombreux pays, il y a eu et il y a des mobilisations de différents types : non seulement citoyennes, mais aussi politiques, juridiques, médicales ou scientifiques. Avec des objectifs variables : l’information du grand public, l’aide aux victimes (et la prévention), la réhabilitation de l’environnement et la lutte pour que la justice soit rendue.

Les premières alertes sur les conséquences néfastes de l’utilisation de l’Agent orange datent de la fin des années 1960 et les premiers travaux scientifiques sur la question sont réalisés dans les années 1970 :

  • Ce sont les scientifiques américains qui, les premiers, lancent dès 1966 un « appel » adressé au président Johnson pour dénoncer l’usage des défoliants au Vietnam, appel signé par 5 000 scientifiques, dont 17 prix Nobel. C’est cette initiative, suivie par de nombreuses autres, qui conduit à la mobilisation de l’opinion publique américaine (et internationale) contre la guerre chimique au Vietnam, et qui contraint le président Nixon à arrêter les épandages de défoliants au Vietnam en 1971.
  • Au Vietnam, en 1971, Nguyen Khac Vien édite un numéro de la revue Études vietnamiennes consacré à la guerre chimique (1).
  • En France, l’AAFV attire l’attention sur la guerre chimique dès 1966 avec une réunion publique à Paris le 4 juin. C’est sans doute l’une des premières réactions en France à cet aspect de la guerre du Vietnam. Du côté des scientifiques, la première manifestation en France relative à la guerre chimique au Vietnam est une conférence internationale qui se tient à l’Université d’Orsay le 13 décembre 1970, et qui met déjà en exergue les effets potentiellement dangereux de la dioxine.

Mais après l’arrêt des épandages et la fin de la guerre en 1975, il y a un long silence sur cette question, en gros jusqu’au début des années 2000. La Conférence de Stockholm (juillet 2002) (2) est sans doute la première initiative qui signe le retour de la question sur le plan international. Apparaissent alors différentes mobilisations dans différents pays.

Au Vietnam

Pour toutes sortes de raisons, le Vietnam met longtemps à prendre la mesure de l’ampleur des conséquences des victimes de l’Agent orange. Pourtant, dès 1980, le Comité 10-80 (parce que créé en octobre 1980), transformé ultérieurement en Comité 33, mène des études sur le phénomène, mais n’ayant guère d’impact sur le gouvernement, la communauté scientifique et l’opinion publique. Cela jusqu’à la création de l’Association Vietnamienne des victimes de l’Agent orange/dioxine (VAVA) en janvier 2004 en vue du procès aux Etats-Unis contre les firmes américaines. Mais l’action de VAVA se poursuit bien au-delà du procès américain et aujourd’hui, c’est une association très bien implantée sur l’ensemble du pays et qui anime la mobilisation populaire pour l’aide aux victimes à partir de nombreuses initiatives.

Aux États-Unis

Les Vétérans américains se mobilisent dès la fin de la guerre pour obtenir la reconnaissance de leurs pathologies liées à l’Agent orange. Ils parviennent à un « accord à l’amiable » avec les firmes américaines en 1984. Puis le Congrès impose à l’Académie des Sciences de faire une étude des effets de l’exposition à l’Agent orange et de la mettre à jour tous les deux ans pendant 10 ans à partir de la date du premier rapport, durée portée à vingt ans en 2002 : on dispose là d’une série de 11 ouvrages, publiés de 1994 à 2016, bien documentés sur la question (3). L’article de Stellman et al. en 2003 (4) dans la revue Nature fournit les résultats d’une recherche sur les archives de l’armée de l’air américaine : on a enfin les éléments permettant de comprendre et de chiffrer l’ampleur du problème.

Dans les autres pays

Le dossier de l’Agent orange concerne directement plusieurs pays, outre le Vietnam et les Etats-Unis, à un titre ou à un autre car on y trouve de l’Agent orange et des victimes :

  • Pays ayant envoyé des combattants au Vietnam (Australie, Corée du sud, Nouvelle- Zélande, Thaïlande).
  • Pays ayant été touchés par les épandages : Cambodge, Laos.
  • Pays où se trouvaient des bases militaires américaines où il a été stocké : Corée du Sud (Camp Carroll), Japon.
  • Pays où il a été testé : le Canada (à Gagetown, New Brunswick), ainsi que la Thaïlande (près de Pranburi).
  • Sans parler de l’île américaine de Guam, ou de l’atoll américain Johnston, dans le Pacifique, où les fûts inutilisés ont été stockés après la guerre.

Dans plusieurs de ces pays, il y a des mobilisations contre l’Agent orange. C’est ainsi qu’en juillet 2013, la justice sud-coréenne donne raison à 39 vétérans qui ont combattu aux côtés des Américains au Vietnam, affirmant que l’Agent orange est responsable de leurs pathologies. La Cour suprême sud-coréenne estime alors prouvée la corrélation épidémiologique entre cet herbicide et les maladies de la peau qu’ils ont développées. Elle ordonne à Monsanto et Dow Chemical, productrices de l’Agent orange, de leur verser au total 466 millions de wons (environ 315 000 euros), des réparations qu’ils ne recevront sans doute jamais… La Cour suprême a, en revanche, infirmé une décision d’appel faisant droit aux demandes de milliers de vétérans supplémentaires. De même, malgré les dénégations des États-Unis, la présence d’Agent orange à Okinawa (Japon) est aujourd’hui clairement prouvée (5). La base de Kadena a même servi pour l’entraînement des personnels à l’utilisation des herbicides (avec des épandages à la clé), et pour le nettoyage et l’entretien des avions utilisés au Vietnam, et la population de la région se mobilise pour obtenir réparation.

En France

En 2005, la conférence au Sénat et la publication du livre L’Agent orange au Vietnam. Crime d’hier, tragédie d’aujourd’hui, deux initiatives de l’AAFV, marquent le début de la mobilisation (6). Cela après une visite de Mme Nguyen Thi Binh, alors Vice-présidente de la République qui nous avait demandé « Faites du bruit ! ».

Il y a ensuite de nombreuses initiatives, avec la création d’associations comme le Collectif Vietnam Dioxine, Les Enfants de la Dioxine, le Fonds d’alerte contre l’Agent orange/Dioxine (FaAOD), Orange DiHoxyn à La Réunion, etc. Et bien sûr, l’Association française pour l’expertise de l’Agent orange et des perturbateurs endocriniens (AFAPE). On assiste aussi à l’inscription de ce dossier dans les préoccupations d’associations dont l’objectif est autre : le Comité français du Village de l’amitié, l’UGVF, l’UJVF, le CCSTVN, le Centre d’information et de documentation sur le Vietnam contemporain (CID-Vietnam), Les Amis de Dalat sur les traces de Yersin (AD@lY), etc.

Signalons aussi le Comité international de soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent orange créé en 2005 par André Bouny et le Tribunal international d’opinion pour les victimes vietnamiennes de l’Agent orange/ dioxine qui s’est tenu en mai 2009 à Paris. Enfin, le procès intenté par Tran To Nga est bien sûr un nouvel élément pour la mobilisation.

Conclusion et perspectives

Cette mobilisation n’est pas toujours facile :

  • Si l’opinion publique commence à être informée, c’est encore loin d’être toujours le cas ; pour les médias, ce n’est ni un sujet porteur, ni « d’actualité » et il est difficile de faire passer des articles ou des émissions.
  • On a souvent du mal à se faire entendre car nos interlocuteurs sont incrédules : la guerre du Vietnam est formellement terminée depuis plus de 40 ans !
  • On peut ajouter un problème statistique : le nombre des victimes est très incertain et les chiffres cités très variables ; pourtant, une enquête épidémiologique d’ampleur devrait pouvoir fournir des estimations sérieuses, ce qui assoirait la crédibilité du dossier.

Enfin, il y a peut-être d’autres mobilisations à venir. Par exemple, les sociétés américaines assignées devant la justice française sont-elles les seules à avoir fabriqué l’Agent orange ? Il semble qu’elles aient trouvé une complicité en France. Un ancien ouvrier de l’usine Progil de Pont-de-Claix (près de Grenoble), dévolue à la chimie du chlore, témoigne ainsi qu’« un atelier, appelé “les hormones”, y fut spécialement construit pour produire du 2,4-D et du 2,4,5-T, constitutifs de l’Agent orange ». Ce produit partait directement à Saigon, puis fut acheminé via Rotterdam quand la contestation contre la guerre du Vietnam s’amplifia. Cette information, déjà fournie par un syndicat de l’entreprise (Front ouvrier démocratique, FOD) en 2004, n’a été que partiellement confirmée par un ancien directeur de l’usine qui admet que l’on y a longtemps fabriqué l’herbicide 2,4-D, mais il n’en dit pas plus (7). Pourtant, cette fabrication de désherbants pour l’agriculture, commencée vers 1972 et arrêtée en 2006, semble correspondre à une évolution de l’atelier où, de 1966 à 1972, l’Agent orange a été fabriqué.

Francis GENDREAU
ancien Président de l’AAFV

(1) Nguyen Khac Vien, ed., 1971, « Guerre chimique », Études vietnamiennes no 29, Hanoi, 102 p.
(2) Environmental Conference on Cambodia, Laos and Vietnam, Stockholm, 26-28 July 2002 (http://www.nnn.se/environ.htm).
(3) National Academy of Science, Institute of Medicine, 1994, Veteran and Agent orange – Health effects of
herbicides used in Viet Nam, National Academy Press, Washington DC, 832 p. [Mise à jour effectuée tous
les deux ans : Update 1996, 1997, 384 p. ; Update 1998, 1999, 624 p. ; Update 2000, 2001, 622 p. ; Update
2002, 2003, 638 p. ; Update 2004, 2005, 650 p. ; Update 2006, 2007, 896 p. ; Update 2008, 2009, 708 p. ;
Update 2010, 2011, 800 p. ; Update 2012, 2013, 986 p. ; Update 2014, 2016, 1 114 p.].
(4) Stellman (J. M.), Stellman (S. D.), Christian (R.), Weber (T.), Tomasallo (C.), 2003, The extent and patterns
of usage of Agent orange and other herbicides in Vietnam, Nature, Vol. 422, p. 681-687.
(5) Cf. Jon Mitchell, « Herbicide Stockpile” at Kadena Air Base, Okinawa : 1971 U.S. Army report on Agent
orange » (PDF), The Asia-Pacific Journal : Japan Focus, vol. 11, no 1, 7 janvier 2013.
(6) Voir : AAFV, 2005, L’Agent orange au Vietnam : crime d’hier, tragédie d’aujourd’hui, Éditions Tirésias,
Paris, 160 p. ; et : AAFV, 2006, L’Agent orange et la dioxine au Vietnam, 35 ans après. Actes de la conférence
du Sénat, Paris, 11-12 mars 2005, 1 CD-ROM.
(7) Alain Godard, Halte aux marchands de peur : viande rouge, charcuterie, chimie… et les fruits et légumes ?, 3 novembre 2015, https://blogs.alternatives-economiques.fr/godard/2015/11/03/halte-aux-marchands-depeur- viande-rouge-charcuterie-chimie-et-les-fruits-et-legumes ; voir sur ce site le commentaire d’André Bouny et la réponse d’Alain Godard.

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