Habiter l’incertain : recherche exploratoire sur les manières d’habiter et de s’adapter au milieu dans le delta du Mékong

Habiter le delta du Mékong est une aventure. La vie s’y écoule au rythme de l’eau et évolue au fil des saisons et de la croissance du riz. Dans certains villages de la province d’An Giang, les habitants vivent de la terre pendant six mois, puis deviennent des pêcheurs le reste de l’année quand le Mékong décide, enfin, de sortir de son lit. Je dis « enfin », car cet événement fait, aujourd’hui, presque partie du passé, bien qu’il soit prometteur d’un peu de fraîcheur, d’une saison fertile et de bonnes récoltes…

La vie le long du Mékong est en pleine transition, à l’image de ce qui se produit dans le reste du pays. Le Vietnam se développe vite, peut-être trop vite, et ne prête pas grande attention à ce qui est déjà là. Comme le rappelle Jean-Claude Pomonti (1), le Vietnam n’est pas une guerre, c’est un pays, « une terre d’eau » à travers laquelle, les Vietnamiens, ont toujours montré une capacité à aller de l’avant de façon ingénieuse, à s’approprier leur territoire et à s’adapter en toutes circonstances.

Étant architecte, c’est cet aspect qui m’a encouragée à partir étudier à l’Université d’Architecture d’Hanoï en master afin d’aller à la rencontre de ces « rois de la bricole et de l’appropriation ».

S’adapter, une obligation vitale

Marion Reinosa

Les habitants du Mékong illustrent parfaitement cette capacité d’adaptation, de maîtrise des ressources, et d’un savoir-faire avec les moyens du bord. Mais aujourd’hui les temps changent. Les Vietnamiens ne rêvent plus que d’une vie « moderne », qu’à de grandes maisons, en béton de préférence et de type occidental, c’est-à-dire à un modèle complètement inadapté à un environnement changeant et à un climat de mousson. Il convient aussi de rappeler une donnée simple mais pas toujours facile à comprendre : un Vietnamien ne vit pas de la même façon qu’un Français ! Nous ne pouvons pas les blâmer pour cela, dans un monde où l’image et la surconsommation sont devenus rois.

Cependant, la situation dans le Mékong devient critique. La Banque mondiale, dans un rapport de mars 2018, prévoit 143 millions de déplacés climatiques pour 2050, dont près d’un tiers concerneront des populations d’Asie du Sud et du Sud-Est. Les deltas, territoires en mouvement et vulnérables, sont en première ligne des bouleversements en cours face au changement climatique et au réchauffement de la planète. Les effets directs sont aujourd’hui connus de tous : élévation du niveau de la mer entraînant la salinisation des terres, érosion, sécheresse et intensification des événements climatiques extrêmes.

Il faut ajouter à cela le fait que le Mékong est le théâtre de conflits géopolitiques en amont du fleuve avec pour première cause la quête énergétique des pays voisins qui ne cessent de construire des barrages hydroélectriques et réduisent ainsi le débit du fleuve dans le delta. Ces constructions accentuent le processus d’érosion et augmentent le risque nouveau des flash flood lorsque les barrages déversent leurs eaux en excédent lors de la saison des pluies, comme cela a été le cas en 2017 dans le centre et le nord du Vietnam.

Des solutions existent, comme le souligne la Banque mondiale, mais demandent aux acteurs locaux d’opter pour des politiques de résilience en termes de planification territoriale. Cette remarque va aujourd’hui à l’encontre des enjeux économiques locaux à travers lesquels la production massive de riz et de crevettes transforme le paysage et amplifie de manière conséquente l’insécurité des populations face aux risques. Aujourd’hui il faut donc s’interroger sur le devenir de ces quelque 21 millions de personnes qui peuplent le delta et dont la grande majorité se trouvent dans des situations de précarité avérée !

Des mouvements migratoires massifs vont avoir lieu et nous avons déjà un aperçu de leurs dramatiques conséquences en Europe. Une métropole comme Ho Chi Minh-Ville ne pourra pas continuer de croître indéfiniment et d’accueillir les déplacés du delta. Les villes ne sont pas en mesure d’absorber, sans conséquences, les flux migratoires et pourront difficilement résister aux transitions en cours. Les questions de l’habitat et de l’aménagement du territoire sont éminemment liées à ces perturbations. Pour les résoudre, il nous faudrait sans doute adopter une approche écologiquement et socialement plus durable. La clé du problème réside peut-être dans cette capacité d’adaptation des populations qui pourrait leur permettre de demeurer résilientes comme elles ont toujours su l’être auparavant…

C’est dans cette optique, qu’en partenariat avec l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Toulouse et l’Université d’Architecture d’Hanoï ainsi que grâce au soutien sans limite des universités deltaïques de Can Tho et de Long Xuyen, j’ai entrepris un Projet de fin d’études en architecture dans la région de Chau Doc, afin d’étudier la vie avec le fleuve dans des villages précaires sur pilotis.

S’approprier l’espace, une façon d’organiser son lieu de vie

Ces villages, souvent dénigrés et jugés inesthétiques, sont pourtant de véritables intermédiaires entre les hommes et leur environnement. « Monstre de tôles », à l’allure futuriste des Walking Cities d’Archigram (2), flottant sur l’eau ou ancré dans le sol, la Nha San (littéralement maison à plancher de bois) est le fruit de la capacité des habitants du delta à s’adapter à leur milieu. Faisant montre d’une appropriation totale des espaces quelle que soit la situation rencontrée (sèche ou inondée), il s’agit d’un modèle d’habitat adapté au lieu, au climat et aux manières d’habiter. Ces maisons sont le témoignage d’une connaissance fine du territoire et d’une expérimentation locale au fil des ans.

Du temps a été pris pour discuter avec les gens de leur habitat, de leur cadre de vie et de leur avenir. Cette démarche, basée sur le ressenti des habitants et dont les prémices ont vu le jour récemment en France face à l’échec des grands ensembles et de l’architecture standardisée, n’est à ce jour guère pratiquée au Vietnam. Ici, aux confins du pays, les gens n’attendent l’aide de personne : ils s’en sortent même fort bien, en accord avec leur territoire et leur mode de vie traditionnel ! On en veut pour preuve l’échec des actions de relocalisation des villages sur pilotis dans des espaces surélevés où des maisons de plain-pied attendent les gens, toutes pareilles, standardisées, vantées pour leur « sécurisation » face aux risques… Certaines familles sont retournées vivre dans leur ancienne maison, sur pilotis, près de l’eau, soi-disant moins sécurisée mais présentant plus d’opportunités, socialement et économiquement parlant. La population locale a développé une « culture du risque », et ne voit pas les inondations comme une menace mais comme des opportunités, des signes annonciateurs d’une bonne saison sèche. En effet, l’argumentaire du risque est ici éminemment politique car, dans le delta, la population s’installe parfois là où elle veut, bien souvent à proximité de l’eau, ce qui facilite les échanges et l’accès aux ressources naturelles, ce qui permet aussi d’échapper au contrôle des autorités locales.

Village permanent et village provisoire

La Nha San résulte d’un processus de construction collectif. En général, il s’agit d’une auto-construction : les voisins et les proches viennent aider à sa mise en oeuvre ce qui fait de son édification un véritable processus social. Elle vient se greffer dans les interstices des espaces afin d’être la plus connectée possible au territoire. On habite « l’entre-deux ». On la trouve bien souvent dans des espaces de marge, entre la route et le fleuve ou le canal, ce qui lui permet d’avoir un accès direct aux grands axes de communications et aux pôles économiques, ainsi qu’un accès direct à la ressource en eau et aux mobilités qu’offre le fleuve. Un village en particulier a permis ce travail : Ha Bao, situé à une dizaine de kilomètres de Chau Doc, en remontant le Bassac vers le Cambodge. Ce village connaît encore des inondations annuelles et la population a mis en place des systèmes d’adaptation remarquables, lowcost, grâce notamment à une stratification du village. On y trouve « le village au sol » et « le village suspendu » au sec, ainsi que « le village éphémère » en situation inondée.

Le premier, « le village au sec », n’existe qu’en saison sèche puis disparait pendant les inondations. Le vaste espace, sous la maison, entre les pilotis, permet une vie de « quartier » avec des commerces, des activités de maraîchage et d’élevage, des aires de stockage ainsi que la pratique d’activités de loisirs (sieste à l’ombre, aire de jeux pour les enfants).

De janvier à juin, le delta est sec. De juillet à décembre, le Mékong sort de son lit et inonde les terres au Vietnam et au Cambodge. Photo 1 : © Marion Reinosa, avril 2017, photo 2 : © Huynh Phuc Hau, septembre 2014.

Le second, « le village suspendu », est permanent. Il a été créé pour permettre un accès direct aux habitations par la route principale. Il permet aussi à la vie de continuer quel que soit l’état du village.

Enfin, le village éphémère se met en place en cas d’inondations. On assiste alors à un véritable « bricolage urbain » temporaire avec l’élaboration de petites structures (notamment les très populaires ponts des singes). Durant cette période, le village devient très agréable, il y fait plus frais, les déplacements se font en sampans et la pêche devient le meilleur moyen de gagner sa vie et de survivre.

Grâce à ces multiples lectures et à l’ingéniosité de ces habitants, Ha Bao nous a permis de comprendre ce modèle d’adaptation au milieu et de réfléchir au devenir de populations qui pourront se maintenir sur place dans un contexte de mutations pourtant profondes de la société vietnamienne et des modes d’habiter. L’observation et l’étude des relations entre les hommes et leur environnement à travers leur habitat se sont avérées être de véritables outils de recherche et de réflexion afin d’isoler des concepts locaux de résilience qui pourraient nous permettre de concevoir les espaces de vie de demain de la façon la plus durable et la moins perturbante possible dans les zones deltaïques.

Ce Projet de fin d’études en architecture a reçu les félicitations du jury et il m’a permis d’obtenir le diplôme d’architecte. Il me conduit à élaborer un sujet de doctorat au sein du Laboratoire de Recherche en Architecture de l’Ecole d’Architecture de Toulouse, toujours en partenariat avec le Vietnam. Ce projet de thèse est en continuité avec le diplôme. Il consistera à s’interroger sur les processus mis en place par les habitants en tant que clés d’anticipation pour un développement innovant et participatif dans les deltas vulnérables de l’Asie du Sud et du Sud-Est et en Afrique.

Marion REINOSA

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