Interview de Nguyen Khac Nhan sur l’abandon du programme nucléaire du Vietnam

Au regard de son grand intérêt, nous avons décidé de publier l’interview de Nguyen Khac Nhan par la revue Sortir du nucléaire dans son numéro 73 publié en 2017.

SDN : M. le Professeur, pourriez- vous nous donner les raisons qui ont conduit le gouvernement vietnamien à abandonner le programme nucléaire ?

NKN : C’est en novembre 2009 que l’Assemblée nationale vietnamienne a approuvé la décision de construire deux centrales nucléaires de 2 X 2 000 MW à Ninh Thuan. La première centrale avec l’aide et le matériel de la Russie, la deuxième centrale avec l’aide et le matériel du Japon.
En novembre 2015, le Vietnam a annoncé le choix du réacteur AES-2006 de Rosatom, le géant russe du nucléaire, pour équiper la 1re phase de la centrale de Ninh Thuan. La Russie assurerait 85 % du financement de la première unité, l’approvisionnement en combustible et le retraitement des déchets radioactifs.
Sur le même site, seront construits les 2 réacteurs suivants en partenariat avec le Japon qui pourra inciter le Vietnam à adopter le réacteur 1 100 MW de 3e génération, l’Atméa-1 de MHI (Mitsubishi Heavy Industries) et AREVA.
Le gouvernement a pris au début de 2014 la sage décision de reporter la construction du premier réacteur en 2020.
Brusquement, le 22 novembre 2016, l’Assemblée nationale du Vietnam a approuvé à une forte majorité (92 % de voix) la décision du gouvernement d’arrêter la construction des deux centrales de Ninh Thuan, malgré les engagements pris avec les constructeurs russes et japonais. Voici les raisons principales évoquées par le gouvernement vietnamien pour justifier l’arrêt de la construction de ces deux centrales nucléaires :

  • Le coût d’investissement des 4 réacteurs a doublé (18 milliards de dollars US au lieu de 9 milliards il y a 7 ans). Le coût du kWh nucléaire ne sera donc pas compétitif par comparaison avec celui des autres sources d’énergie classiques ou des énergies renouvelables. Il est passé de 4 à 4,5 cts US à 8 cts US aujourd’hui.
  • Le taux du PIB à l’époque était de 9-10 % au lieu de 6-7 % actuellement. Le taux d’accroissement annuel de la consommation électrique a également chuté : de 15-17 % à 10-11 %.
  • Les moyens financiers limités du pays doivent être consacrés aux projets d’infrastructures prioritaires.
  • La dette publique devient inquiétante, passant de 50 % à 54 % du PIB.
  • Le nouveau gouvernement a changé de stratégie. Il privilégie désormais les réalisations pour un développement durable.
  • La catastrophe survenue en avril 2016 à l’usine d’aluminium Formosa de Ha Tinh, dont les déchets toxiques rejetés à la mer ont provoqué la mort de centaines de tonnes de poissons le long de la côte des 4 provinces du Centre Vietnam, est considérée comme un signal d’alarme retentissant.

On peut se poser cette question de savoir si la Chine a pu faire pression, car elle ne supporte pas de voir son voisin, le Vietnam, s’équiper avec des réacteurs russes et japonais à la place des réacteurs chinois.
D’autre part, le gouvernement a dû soulever le problème de la sûreté. Et il a conscience du coût financier colossal (des dizaines puis des centaines de milliards de dollars US) du démantèlement des centrales, de la gestion à long terme des déchets radioactifs, sans oublier le coût imprévisible d’une catastrophe (dans mes articles, j’ai souvent rappelé l’avertissement, qui fait réfléchir les autorités responsables vietnamiennes, du président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire Pierre – Franck Chevet : même en France, on n’est pas à l’abri d’un accident majeur).

SDN : Quelle était l’importance de ce programme?

NKN : Le programme nucléaire prévoyait la construction, de 2014 à 2030, de 14 réacteurs (de 1 000 MW pour les 10 premiers, puis de 1 300-1 500 MW pour les suivants) répartis sur 8 sites situés dans 5 provinces du Centre du pays : Ninh Thuan (3 sites), Quang Ngai (2), Phu Yen (1), Binh Dinh (1), Ha Tinh (1). Certains experts du Vietnam ne veulent pas entendre parler de l’abandon définitif du programme nucléaire car ils ne croient pas aux énergies renouvelables. Personnellement je pense que la décision est irréversible, car le coût du kWh renouvelable continue à baisser alors que c’est l’inverse pour le nucléaire.

Localisation des sites nucléaires prévus (en rouge les deux sites abandonnés).

SDN : Quelle était votre réaction personnelle ?

NKN : C’est la BBC de Londres qui m’a appelé le premier pour me communiquer la très bonne nouvelle tout en me réclamant une interview.
Vous imaginez ma joie immense mêlée d’un brin de fierté. Je dis fierté car mon premier article contre le nucléaire au Vietnam remonte à 2003. Depuis plus de 13 ans, je consacre mon temps à faire des conférences et à répondre aux interviews de RFI (Radio France Internationale) de Paris, de RFA (Radio Free Asie) de Washington et de BBC (British Broadcasting Corporation) de Londres. J’ai déjà mis en ligne 60 articles sur mon blog (nguyenkhacnhan.blogspot.fr). Le combat de ma vie contre une source d’énergie extrêmement dangereuse et coûteuse m’a donné enfin satisfaction.
Il y a d’autres experts vietnamiens qui ont aussi protesté contre ce programme nucléaire, mais ils sont peu nombreux. C’est mon expérience vécue pendant 25 ans à EDF qui m’a permis d’élever la voix. Dans mes cours à l’Institut d’Economie et Politique de l’Energie et à l’Institut Polytechnique de Grenoble à l’époque, je n’ai jamais abordé l’aspect sûreté des réacteurs et le danger des rayonnements radioactifs. Je me suis réveillé seulement lorsqu’on m’a signalé l’existence d’un projet de construction de centrales nucléaires au Vietnam. J’ai senti tout de suite le danger qui guettait mon pays natal. Pour plusieurs raisons : le Vietnam n’a pas assez de moyens financiers, de culture de sûreté et surtout ne dispose pas de personnel technique qualifié dans ce domaine. Or vous savez que les catastrophes de Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima ont pour origine non pas le matériel mais le comportement humain. La gestion de la catastrophe de Fukushima (1) a mis en lumière les improvisations, l’étonnante impréparation et la perte de contrôle des ingénieurs compétents et expérimentés de Tepco.

SDN : La leçon à tirer, quelle est-elle ?

NKN : Le Vietnam a déjà dépensé une fortune : environ 2 milliards de dollars US pour les travaux préparatoires. Il s’agit de l’organisation des conférences, des colloques, des expositions, des constructions des infrastructures, de l’ouverture des chantiers, de la réception des experts, de l’envoi des ingénieurs à l’étranger et 445 étudiants en Russie, au Japon, en France… sans oublier les engagements commerciaux avec la Russie et le Japon. Mais le gouvernement pense, à juste titre, que retarder la décision d’abandon du programme coûterait encore bien plus cher. La leçon à tirer est qu’il faut définir une stratégie à long terme pour tout projet d’envergure. Ne pas oublier que toute décision d’investissement nécessite une analyse approfondie dans plusieurs domaines techniques, financiers, économiques, sociaux et environnementaux.
On peut dire que le gouvernement vietnamien a pris une décision très courageuse et lucide malgré le prix à payer. Le développement durable exige un comportement exemplaire. La confiance de la population passe avant toute politique de prestige coûteuse et inutile.

SDN : Quelle est selon vous la meilleure stratégie énergétique pour le Vietnam, après cette décision historique?

NKN : Le système énergétique mondial actuel, fondé sur les énergies de stock (charbon, pétrole, gaz, uranium) est en pleine transformation, pour ne pas dire révolution.
En France, le mot transition énergétique utilisé me paraît faible ! La planète est en pleine révolution énergétique. Les énergies de flux (hydraulique, solaire, éolien, biomasse, énergies marines, géothermie…) gratuites et disponibles partout, vont désormais dominer le marché.
Les sociétés thermo-industrielles, mues par l’utilisation abusive et massive des énergies carbonées, se sont engagées sur la voie d’une destruction continue, à l’échelle planétaire, de l’écosystème. Exploitables en petites quantités, au niveau des foyers, des communes avec des projets citoyens locaux, les énergies de flux permettent un système décentralisé où le consommateur devient aussi producteur. L’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) a récemment publié une intéressante étude qui conclut qu’à l’horizon 2050, la France pourrait avoir son électricité 100 % renouvelable, sans le nucléaire, à un coût comparable à celui de l’atome. Selon l’Université Stanford, 139 pays du monde seraient en mesure de produire 100 % d’énergie renouvelable en 2050. D’après ENGIE (avec sa fameuse devise énergie 3D : décarbonée, digitalisée et décentralisée), le 100 % renouvelable est envisageable pour la région PACA (sud-est de la France) dès 2030 avec un coût 20 % moins cher.
Le nouveau scénario de l’Association négaWatt 2017-2050, qui a été rendu public le 25 janvier 2017, confirme que le 100 % renouvelable en France est possible dès 2050.
En 2015, les investissements dans les énergies vertes de l’ensemble des pays de la planète ont atteint 329 milliards de dollars US. La Chine qui concentre 30 % de ces investissements est le 1er marché mondial. Le solaire capte 49 % et l’éolien 33 % de celui-ci. Les énergies renouvelables (hors hydraulique) ont représenté 53,6 % des capacités additionnelles de production électrique. Celles-ci proviennent en grande partie de la Chine, du Japon et des Etats- Unis. Par contre, les investissements consacrés aux énergies fossiles ont bien chuté : 130 milliards de dollars US seulement.
Selon l’IAE (Agence Internationale de l’Energie), avec un parc de 1 969 GW, les énergies renouvelables représentent actuellement plus de 23 % du mix électrique mondial. On prévoit une croissance de 42 % d’ici 4 ans.
Aujourd’hui, grâce à l’innovation technologique, aux économies d’échelle, aux effets de la concurrence et de volumes, le coût du kWh éolien terrestre et du solaire photovoltaïque est déjà compétitif par rapport à celui des centrales au charbon, pétrole, gaz et même des centrales nucléaires.
Au Vietnam, dès 1962, dans notre revue MVA de l’Ecole Supérieure d’Electricité, j’avais déjà attiré l’attention des autorités responsables de l’importance à accorder au développement des énergies vertes.
C’est seulement vers fin 2004 que le gouvernement a encouragé l’utilisation des énergies renouvelables dans les îles et les régions rurales et montagneuses.
Il est grand temps pour le Vietnam de changer de stratégie énergétique afin d’éviter de graves conséquences pour l’économie, l’environnement et la santé publique. Avec un gaspillage d’énergie très important, le Vietnam aura du mal à réduire à 1 en 2020 le coefficient d’élasticité de sa demande d’électricité. EVN (Electricité du Vietnam) aurait intérêt à proposer des modèles de demande et non des modèles d’offre. La planification énergétique du pays gagnerait à être plus rigoureuse pour ne pas induire en erreur les décisions gouvernementales.
Il faut que EVN privilégie la production décentralisée et investisse sans tarder dans les réseaux intelligents (smartgrids). L’équilibre production-consommation, local et régional, permet ainsi de mieux garantir la sécurité de l’approvisionnement. L’électricité ne se stockant pas, du moins en grande quantité, les smartgrids permettent d’optimiser l’ensemble des maillons de la chaîne du système électrique, englobant tous les producteurs et consommateurs. Ils améliorent le rendement des centrales tout en réduisant les pertes en ligne, favorisent l’insertion des sources d’énergie renouvelables en distribuant le courant au meilleur coût possible. Ils permettent, d’autre part, le renforcement de la sécurité, les économies d’énergie, l’amélioration de l’efficacité énergétique, la réduction des capacités de pointe.
Grâce aux technologies de l’information et de la communication, les réseaux communicants permettent d’assurer l’équilibre production-consommation à chaque instant, avec une réactivité plus importante. La réussite de la nouvelle stratégie énergétique dépend essentiellement de la volonté politique du gouvernement.
Le changement du comportement individuel de la population vis-à-vis de la production et de la consommation d’énergie est crucial pour notre avenir. Cela nécessite la mise en place d’une information publique, d’une éducation, d’une sensibilisation des enfants dès l’âge le plus tendre. Chacun doit se sentir responsable de ses actions quotidiennes, de la gestion de l’énergie, en vue de réduire les effets catastrophiques du changement climatique, compte tenu de la grande vulnérabilité du pays face à celui-ci. Le développement d’une économie de proximité et circulaire est souhaitable.
Une prise de conscience nationale de l’importance des énergies vertes décarbonées est fondamentale. L’énergie décentralisée prend la relève du schéma classique devenu obsolète. Chaque région, chaque commune, chaque ville a le devoir de tout faire pour parvenir à une autonomie énergétique. A l’instar de la France (Scénario négaWatt 2017-2050), je suis en train de militer pour encourager le gouvernement vietnamien d’adopter une stratégie énergétique gagnante avec comme objectif 100% de renouvelable en 2050.

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