Tran To Nga, sa bataille contre les firmes chimiques américaines dont Monsanto

Lundi 7 novembre 2016, j’ai rendez-vous avec Nga à l’hôpital de la Salpêtrière. Son temps est rare ; et celui qu’elle me permet de côtoyer me donne l’impression de faire partie de son intimité. J’attends assise sur un banc au rez-de-chaussée de l’hôpital ; un livre à la main, comme toujours, je n’entends pas sa voix frêle m’appeler à l’extrémité de la salle d’attente. Je m’assois à côté d’elle, et lui demande des nouvelles, de sa santé, d’abord, puis du procès qu’elle mène contre les principales firmes chimiques américaines, responsables des épandages de défoliants, qu’elles ont fournis à l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam. Entre ses prises de sang, l’attente entre chaque rendez-vous, j’apprends qu’il a fallu cinq longues années avant d’arriver jusqu’au procès. Tran To Nga est franco-vietnamienne. Ancienne militante, combattante et journaliste, elle a subi la guerre d’Indochine, puis celle contre les Américains.

Aujourd’hui, ces combats sont derrière elle mais leurs traces perdurent dans son corps. Nga a un taux de dioxine très élevé dans le sang. Elle souffre de l’alpha-thalassémie, une maladie qui affecte la production des globules rouges, de chloracné sous cutanée (une forme sévère d’acné) et du diabète de type 2. Insidieuses et imperceptibles blessures de guerre… Même si ces maux paraissent invisibles quand on regarde Nga, ils sont pourtant bien réels. « L’humanité n’est pas une espèce animale : c’est une réalité historique » écrivait Simone de Beauvoir en 1964, peu après le début de la guerre du Vietnam (1961-1975). C’est sur les visages, les corps et les paysages que s’exprime l’Histoire d’un pays. A partir de l’année 1962, le gouvernement américain lance l’opération « Ranch Hand » (en français, ouvrier agricole) et déverse plus de 80 millions de litres de défoliants sur la partie Sud du Viêt Nam. Parmi eux, l’Agent orange, mais aussi l’Agent blanc, l’Agent vert, l’Agent bleu, l’Agent rose et l’Agent violet… « The rainbow herbicides », selon l’armée américaine. L’herbicide 2,4,5,T, communément appelé Agent orange a été aspergé massivement pour détruire la couverture végétale qui enveloppait et protégeait les résistants vietnamiens.

Son dérivé, la dioxine, s’est disséminé à travers les forêts, les ruisseaux, les nappes phréatiques, et a peu à peu contaminé la faune, la flore et les habitants du pays. Quarante ans après le conflit, la guerre continue de s’exprimer sur le visage des nouveaux-nés. Le dernier rapport de VAVA (The Vietnam Association For Victims Of Agent Orange/Dioxin), publié en août 2016, confirme que la majorité des malformations génitales, des décès prénataux et des fausses couches sont dus à l’Agent orange. La dioxine est un agent tératogène (du grec, teras, teratos, monstre et genos, gènes). Parmi ses formes d’expression les plus graves, on liste : absence de membres, becs-de-lièvre, tumeur(s) externe(s), microcéphalie, hydrocéphalie, cécité, surdité, autisme, retard mental, cancer, diabètes… Selon ce même apport, 4,8 millions de Vietnamiens auraient été exposés, directement ou indirectement, à la dioxine et 150000 enfants auraient des malformations de naissance (ce chiffre provient, d’après le rapport, de statistiques encore incomplètes).

Dans Ma Terre empoisonnée, Nga cite sa grand-mère qui, à peine quelques années après sa naissance, lui disait « Prépare-toi à une vie difficile, ma petite ». Tran To Nga est née le 30 mars 1942 à Soc Trang, une région prospère du Delta du Mékong grâce aux récoltes de riz. Son existence s’est avérée abrupte dès son plus jeune âge. Fille d’une figure militante communiste au Vietnam, Nga est liée au conflit dès ses 8 ans. Après ses études de chimie à Hanoï, elle rejoint le Sud, parcourant la piste Ho Chi Minh avec en tête, l’espoir de libérer le pays. Sa force de caractère et ses convictions politiques lui permettent de tenir dans la jungle et dans la prison où elle fut emprisonnée, torturée, et où naîtra sa seconde fille.

« J’ai été en contact direct avec l’Agent orange »

« Un jour, je suis en train d’écrire un article au fond de ma tanière, éclairée par un lampion, quand un avion nous survole, passant et repassant au-dessus de l’abri en cercles de plus en plus resserrés. Intriguée, je sors. Le C-123 vole à basse altitude. De ses entrailles s’échappe une sorte de nuage blanc qui fait tache dans le bleu du ciel. Je le contemple comme on regarderait un vol d’oiseaux migrateurs sans bouger. Et tout à coup, une pluie gluante dégouline sur mes épaules, se plaque sur ma peau. Une quinte de toux me prend. Maman, venue me rejoindre, me crie d’aller vite m’asperger d’eau et de changer de vêtements, en m’expliquant ce que je n’ai pas encore compris : « C’est du défoliant, de l’Agent orange, Nga ! ». Après cet incident Nga accouche d’une petite fille qui décède peu de temps après sa naissance. Elle pensait que c’était les conditions de vie et le manque d’hygiène qui avait manqué à la survie de son enfant. Aucun lien ne s’était encore tissé entre l’Agent orange et cette mort prématurée.

C’est après des tests sanguins en 2011 que Nga a la preuve qu’elle est contaminée par l’Agent orange. Aujourd’hui, les circonstances lui demandent encore de solliciter l’énergie qui lui reste, à presque 75 ans, pour réclamer justice. Les Vietnamiens ne peuvent pas mener de procès contre ces firmes. Nga, qui est à la fois Vietnamienne et Française – depuis que le gouvernement français lui a décerné la légion d’honneur – et victime de l’Agent orange, rassemble les conditions nécessaires pour mener ce procès. C’est lorsqu’elle témoigne au Tribunal International au nom des victimes, qu’André Bouny, auteur de l’essai Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam, lui propose d’intenter un procès contre les géants de la pétrochimie. Epaulée par trois avocats, maître William Bourdon, Amélie Lefebvre et Bertrand Repolt, Nga se lance en 2011 dans ce combat qui s’annonce long et difficile. Même s’il s’agit d’une personne qui intente un procès à des industries, cela n’empêche pas le procès de revêtir un caractère humanitaire. L’histoire de Nga fait écho à celles de toutes les personnes affectées par les conséquences de la dioxine au Vietnam.

Aujourd’hui, Monsanto continue à semer la mort dans le monde entier. Accusée d’écocide et d’être la cause de nombreux maux, la firme subit maintes réclamations ; et c’est contre cette « belle dame » (signification du prénom de Nga) de 75 ans qu’elle décide de constituer sa défense, avec les 25 autres firmes accusées.

Léa DANG

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